Entre aspirations individuelles et contraintes collectives, la réduction du temps de travail suscite curiosité, espoirs… et doutes.
Et si, après des décennies d’injonctions à la productivité, la véritable richesse était devenue le temps ? À mesure que le rapport au travail évolue – quête de sens, santé mentale, équilibre de vie – la semaine de quatre jours refait surface dans les débats économiques et sociaux. Encore minoritaire en France, elle suscite des expérimentations diverses, des bilans contrastés et des clivages durables.
Parmi les entreprises qui ont sauté le pas, l’agence de communication La Quincaillerie, basée à Marcq-en-Baroeul, (Hauts-de-France), offre un exemple concret. Loin d’en faire un modèle universel, son retour d’expérience permet de mieux cerner les contours – et les limites – d’un modèle encore en construction.
Une vieille idée remise au goût du jour
Derrière ce débat contemporain, une intuition ancienne. Pour John Stuart Mill, théoricien du libéralisme classique, les gains économiques devaient avant tout permettre de libérer du temps. Dans ses Principes d’économie politique (1848), il appelait de ses vœux une société où « le progrès moral et social » prendrait le relais de la seule production. Mais depuis les années 1980, cette promesse s’est effacée. Les gains de productivité ne se traduisent plus en temps libre. Le travail est devenu central dans la construction de l’identité. L’écrivain Isaac Asimov notait déjà que « travail » était devenu « l’un des mots les plus glorifiés de notre époque ».
La charge du passé
L’idée d’un temps de travail plus raisonnable n’a rien d’un fantasme contemporain. L’économiste Juliet Schor rappelle qu’au Moyen Âge, de nombreux jours chômés – religieux ou coutumiers – ponctuaient l’année. Le temps, alors, n’était pas encore compressé par la logique industrielle. Aujourd’hui, l’équation a changé : réduire le temps de travail semble risqué, coûteux, voire incompatible avec les impératifs de compétitivité.
L’expérimentation de La Quincaillerie
C’est dans ce contexte que La Quincaillerie a lancé, en mai 2024, une expérimentation sur six mois : 35 heures réparties sur quatre jours, avec roulement pour garantir une continuité sur cinq jours. « La semaine de 4 jours est arrivée en tête d’un questionnaire interne listant les avantages perçus par les équipes. Nous avons voulu tester, car nous y croyions », explique Maxence, directeur général.
Sans surprise, le projet a suscité des interrogations : sur la fatigue, l’organisation personnelle, l’équilibre entre les missions. Un baromètre interne, mené avant l’expérimentation puis renouvelé trois mois plus tard, a permis d’en mesurer les effets :
• +29 % sur l’équilibre vie pro/perso
• –26 % de fatigue ressentie
• –20 % de stress
• +19 % de motivation
• +14 % de créativité
• –12 % de sentiment de surmenage
Ces chiffres, encourageants, ont conduit 85 % des collaborateurs à voter pour la pérennisation du dispositif, mise en œuvre à partir de janvier 2025.
Une efficacité conditionnée à l’organisation
Pour autant, les dirigeants ne versent pas dans le triomphalisme. La réussite du projet repose, selon eux, sur une refonte rigoureuse des méthodes de travail : rationalisation des réunions, meilleure concentration des tâches, allongement des plages de disponibilité. « Cela a surtout été l’occasion de faire le ménage dans nos process », note Louis, directeur technique.
La productivité globale n’a pas baissé – un constat partagé par d’autres entreprises pionnières, au Royaume-Uni ou en Islande. Mais ce résultat dépend fortement du type d’activité, de la maturité organisationnelle, et du degré d’implication des équipes.
Une réponse partielle à des enjeux systémiques
À l’échelle macroéconomique, les partisans de la semaine de quatre jours avancent des arguments multiples : réduction des émissions carbone, partage du travail dans les périodes de sous-emploi, meilleure répartition des charges domestiques entre hommes et femmes, baisse des risques psychosociaux.
Historiquement, Henry Ford avait déjà constaté, dès les années 1920, qu’une semaine de travail à 40 heures favorisait l’efficacité, là où les cadences plus longues nuisaient à la productivité. Reste à savoir si cet équilibre est transposable aux économies contemporaines, plus complexes, plus fragmentées, plus digitalisées.
Des limites persistantes
Pour de nombreux secteurs (santé, éducation, industrie, services publics), la mise en œuvre de la semaine de quatre jours apparaît encore lointaine, voire irréaliste. Le modèle suppose une densification du travail hebdomadaire qui peut, mal maîtrisée, entraîner des effets contraires à ceux recherchés.
Par ailleurs, nombre de dirigeants soulignent l’écart entre les aspirations individuelles et les contraintes collectives : continuité de service, coordination avec les clients, gestion des pics d’activité.
Un modèle qui interroge, mais ne s’impose pas
À ce stade, la semaine de quatre jours apparaît moins comme une solution miracle que comme une option expérimentale prometteuse. L’expérience de La Quincaillerie montre que des gains sont possibles – mais à condition de revoir en profondeur les modes de fonctionnement.
Surtout, le contexte international n’est guère propice à une large diffusion du modèle. Dans une conjoncture marquée par une instabilité géopolitique croissante, des tensions sur les chaînes d’approvisionnement, la transition énergétique et un climat économique de plus en plus assimilé à une « économie de guerre », la priorité n’est pas à la réduction du temps de travail, mais au maintien de la compétitivité, de la souveraineté industrielle et de la résilience économique.
Le débat n’est donc pas clos mais il progresse à pas mesurés. Et rappelle une chose essentielle : si le temps est devenu une ressource rare, c’est peut-être parce qu’il est devenu, plus que jamais, un choix politique.